Publications | 14 novembre 2018
Quatrième édition, revue et augmentée d'un chapitre, du livre publié la première fois en 1986.
Introduit, dès ses plus jeunes années à la pensée d’Edmund Husserl et à celle de Martin Heidegger, influencé par le philosophe Ferdinand Alquié et le théologien Hans Urs von Balthasar, Jean-Luc Marion est emblématique de ce que Dominique Janicaud appelle le « tournant théologique de la phénoménologie ». En France, dès 1935, s’opère une division entre phénoménologie athée avec Sartre et Merleau-Ponty et phénoménologie religieuse avec Ricœur et Lévinas. C’est dans la postérité de la phénoménologie religieuse que s’inscrit Jean-Luc Marion. Je cite l’avertissement de l’auteur : « L’amour – donc, à terme, la charité – ne respecte pas les logiques de la rationalité qui calcule, des étants qui sont, du monde qui veut ; non que lui manque toute rigueur, au contraire ; mais l’amour déploie simplement sa propre rigueur – la dernière rigueur –, suivant une axiomatique absolument sans pareille. Aussi longtemps que nous l’ignorons, la pensée de l’amour et sa pratique nous restent comme telles interdites. »
L’auteur prévient, il ne veut pas dire l’amour ou laisser la charité se dire, il tente de dégager quelques prolégomènes, c’est-à-dire quelques notions préliminaires mais essentielles pour comprendre à quelles conditions la charité peut parfois apparaître dans notre pensée. À quelles conditions surtout, la charité peut apparaître à notre pensée dans le monde tel qu’il est et tel qu’il va. Je cite encore l’auteur : « Ces conditions de possibilité et d’impossibilité doivent se conquérir aussi bien sur le terrain périlleux de la théologie que dans le territoire mouvant de la philosophie ; on ne s’étonnera donc pas que la phénoménologie voisine ici avec la christologie, car il se pourrait que la retour même à la chose en question l’exige. » Fin de citation. Tout commence par une vertigineuse méditation sur le mal, ou plus exactement sur la vengeance que le mal induit et qui ne fait qu’éternellement reproduire le mal, le comble du mal consistant à perpétuer le mal avec l’intention de supprimer la souffrance, à rendre les autres coupables pour garantir sa propre innocence. Mais alors que faire ? L’auteur répond : « La seule manière de ne pas perpétuer le mal consisterait sans doute à ne pas tenter à tout prix de s’en défaire, pour ne pas risquer d’y engloutir un autre homme » écrit Jean-Luc Marion, pour ajouter ensuite : « le Christ ne vainc le mal qu’en refusant de le transmettre, donc en l’endurant jusqu’au risque de mourir », contrairement à Satan, dont la puissance, selon la formule de l’auteur, « reste analphabète à la charité », enfermé dans l’enfer qui ment, dans la vengeance perpétuelle qui n’est qu’anéantissement.
Vaincre Satan en nous, c’est donc vouloir ne pas se venger toujours, vouloir contre la logique de la vengeance. Mais quelle liberté peut le permettre ? La liberté d’être libre, poursuit l’auteur, celle permise par l’évidence et l’éblouissement, par la foi qui entretient avec la volonté et la raison des relations ambiguës et fascinantes sur lesquelles Jean-Luc Marion revient longuement offrant de véritables fulgurances. Vient ensuite l’amour lui-même, son mystère, son infatigable intentionnalité, dont là encore il n’y a que la foi qui libère. En lisant les Prolégomènes à la charité de Jean-Luc Marion, réédité par Grasset, on découvre une langue magnifique portée par un esprit virtuose au service d’une théologie furieusement libre et puissante, qui se dévoile peu à peu, en livrant ses mystères.